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Société

Pour les femmes boliviennes, l’eau est source de vie… et d’inégalités persistantes

 

Par Sarah Botton, Agence française de développement (AFD); Patricia Urquieta, Universidad Mayor de San Andrés et Ximena Escobar, Universidad Mayor de San Andrés

En 2016, une importante crise de l’eau avait touché La Paz, la capitale bolivienne, et privé de service 94 quartiers pendant plusieurs semaines d’affilée. Cet événement avait jeté crûment la lumière sur les défis rencontrés par le pays dans l’approvisionnement de sa population urbaine en constante expansion. Loin d’être une charge pesant uniformément sur les habitants, les difficultés pour accéder à l’eau impactent particulièrement les vies des femmes boliviennes, comme le montre le quotidien d’Eva Condori, documenté en 2020 dans le cadre du projet de recherche « Inégalités d’accès aux services urbains de l’eau à La Paz et El Alto, Bolivie ».

La jeune femme est née il y a vingt-neuf ans dans les Yungas méridionales, une écorégion subtropicale du département de La Paz, caractérisée par un climat humide, chaud et des précipitations abondantes. La maison où a grandi Eva était équipée d’une borne-fontaine avec de l’eau provenant d’un puits qui permettait d’alimenter toute la communauté. Lorsque l’eau n’arrivait pas, Eva était chargée d’aller la chercher elle-même au puits.

Comme beaucoup d’autres jeunes Boliviennes, à 19 ans, elle a dû migrer vers la ville voisine d’El Alto afin de pouvoir étudier et travailler. Forte d’une intense activité commerciale, des nombreux services qu’elle propose et de sa position au carrefour des liaisons routières, El Alto est l’une des principales villes du pays. Située près de la capitale, elle forme même la plus grande zone métropolitaine du pays.

Le cas d’Eva est très fréquent. Le manque d’opportunités et surtout d’accès à l’éducation pousse bien souvent les familles des zones rurales défavorisées à envoyer en ville leurs fils et filles encore adolescents, ou parfois même enfants. À leur arrivée à El Alto, le coût des terrains les oblige à s’installer en général dans des zones périurbaines, dépourvues de services d’eau.

À la maison, l’eau en priorité au fils aîné et au père de famille

À El Alto, Eva, arrivée avec ses parents, a d’abord vécu dans un logement de location, jusqu’au jour où sa mère a appris qu’un terrain était en cours de lotissement dans le quartier Señor de Mayo I, dans le district 8 de la ville d’El Alto. Bien que ce terrain soit éloigné du centre et dépourvu d’eau et d’électricité, la famille a décidé d’en acquérir une parcelle en la payant en plusieurs fois. La construction de la maison nécessitant une grande quantité d’eau, la famille a dû avoir recours à de la récupération d’eau de pluie en complément des achats effectués au camion-citerne, réduisant ainsi les coûts.

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Lorsqu’ils se sont finalement installés, il y avait encore peu de maisons, et aucune ne disposait de service d’eau ni d’électricité. Pendant cinq ans, l’approvisionnement en eau du foyer a été assuré par un camion-citerne, une solution très coûteuse, exigeant un lourd investissement en temps quotidien de la part d’Eva. La jeune femme devait ainsi organiser ses doubles journées de travail autour de multiples activités : d’une part, effectuer ses tâches de couturière et, d’autre part, s’occuper de ses enfants, laver, cuisiner, et gérer l’approvisionnement et la répartition de l’eau.

Dans de telles situations, où les ménages paient cher pour l’eau, certains usages sont prioritaires, et d’autres sont effectués avec l’eau recyclée ou réutilisée. Considérant que la toilette était très importante pour aller à l’école et au travail, le fils aîné et le mari ont eu la priorité, les filles et la mère utilisant l’eau après le reste de la famille.

Eva, gestionnaire de l’eau pour la famille

En définitive, la responsabilité de la gestion de l’eau – qu’il s’agisse de l’approvisionnement, du transport, de la collecte, de l’usage raisonné ou de la réutilisation – incombe bien à Eva. Une tâche qui est tout sauf inconnue pour elle : Eva se livre à l’ensemble de ces activités depuis son enfance.

Eva se consacre à ses travaux de couture à différents moments de la journée : tôt le matin de 6 heures à 11 heures, avant de s’interrompre pour faire la cuisine, nourrir ses fils et sa fille et envoyer l’aîné à l’école l’après-midi. Elle reprend, explique-t-elle, la couture « jusqu’à six heures sans s’arrêter ». Ensuite, ajoute-t-elle, « je les fais manger jusqu’à huit heures, puis je recommence jusqu’à dix heures pour avancer encore un peu ». Eva a trois enfants, deux garçons de neuf ans et d’un an et demi, et une fille de quatre ans. Avec des enfants aussi jeunes, les besoins en eau sont importants : ils doivent être baignés et hydratés fréquemment, leurs vêtements lavés quotidiennement.

Si Eva reçoit la visite de ses frères et sœurs, elle s’inquiète car elle a alors besoin de plus d’eau qu’elle n’en utilise en temps normal. Finalement, en de nombreuses occasions, il lui faut en acheter davantage. Elle finit par se retrouver à court d’argent et doit parfois demander crédit au porteur d’eau : « Comme il me connaît, il me laisse faire », confie-t-elle. Et Eva de raconter leurs échanges : « S’il vous plaît, je n’ai pas d’argent, je vais bientôt terminer une pièce de couture et je vous paierai. » Le porteur accepte : « Il a l’habitude de me fournir ainsi. »

L’eau de la citerne, une préoccupation sanitaire

Aller chercher de l’eau au camion-citerne exige du temps, de l’argent et peut aussi avoir un coût pour la santé des enfants. Afin d’éviter tout problème sanitaire, Eva lave en permanence les bidons d’eau et le réservoir où elle reçoit l’eau du camion-citerne : « Une fois, mon aîné est tombé malade, il a eu une infection, c’est pour ça que je lave », précise-t-elle. Aux yeux d’Eva, l’eau que transporte le camion-citerne est d’origine douteuse : son aspect est trouble, son odeur désagréable et on y trouve parfois même des particules de déchets. Quand elle récupère l’eau, elle place une passoire sur le bidon afin de filtrer ces débris. Eva utilise la même technique lorsqu’elle récolte l’eau de pluie dégoulinant du toit.

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Eva et la plupart des femmes du quartier doivent sans cesse garder un œil sur les passages du camion-citerne, celui-ci ne disposant pas d’horaires fixes. Pendant les périodes de sécheresse, il peut tout simplement décider de ne plus s’arrêter dans le quartier : « Parfois, il n’est pas passé du tout, on a dû l’appeler, raconte Eva. On va l’attendre là-bas en bas, il nous dit de loin « je vais passer, je vais passer », et en fait il file à toute vitesse. »

Nouvelle étape : neuf mois avant d’installer les connexions domiciliaires individuelles à l’eau courante, l’opérateur local EPSAS a mis en place une borne-fontaine collective dans le quartier. Ses habitants, dont Eva et sa famille, ont ainsi pu bénéficier de l’eau du réseau mais avec un service très dégradé. La borne ne fonctionnait qu’entre 23 heures et 5 heures du matin, quand la pression était suffisante : il a fallu s’organiser entre voisins. Le problème n’a donc été réglé que partiellement.

L’eau à domicile, une révolution inachevée dans le foyer

Aujourd’hui, cinq ans après son installation dans le quartier, Eva est heureuse de pouvoir enfin disposer d’un service d’eau à domicile. Ses enfants peuvent en boire et se laver à tout moment, ils sont libres de jouer et de salir leurs vêtements. Quant à Eva, bien que l’organisation de son temps ne repose plus sur la collecte et la gestion de l’eau, elle ne parvient pas à dégager plus de temps. Car, paradoxalement, ce meilleur accès à l’eau s’est traduit par une multiplication de ses activités domestiques : elle lave, cuisine et nettoie plus fréquemment.

Eva a, par ailleurs, l’intention de consacrer plus d’heures à ses travaux de couture, sans toutefois évoquer la possibilité de reprendre ses études. C’était pourtant la principale raison qui l’avait poussée à migrer vers la ville d’El Alto.

En définitive, le problème de l’accès aux services d’eau en Bolivie, ajouté à la perpétuation des rôles domestiques, montre que, quel que soit le contexte dans lequel elles vivent – que ce soit dans des communautés rurales ou en zones périurbaines –, les femmes héritent de la responsabilité de fournir de l’eau à leur famille. Et lorsqu’elles bénéficient enfin d’un accès à ce service au sein de leur domicile, loin de disparaître, leur rôle domestique s’intensifie. Leurs aspirations ne cessent d’être différées, puisqu’elles sont mises entre parenthèses le temps de l’installation et finissent par se diluer à mesure que leur vie familiale se stabilise.

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Des inégalités de genre qui persistent à travers les générations

Cette situation d’inégalité entre les femmes et les hommes se répète de génération en génération. Dans son livre paru en 1998, le sociologue américain Charles Tilly décrit les inégalités persistantes comme celles « qui durent tout au long d’une carrière, d’une vie ou de l’histoire d’une organisation et qui se manifestent ou agissent dans les paires catégorielles homme/femme, aristocrate/plébéien, citoyen/étranger ». Cette notion de persistance élaborée par Tilly est ici illustrée par l’exemple d’Eva. Elle nous permet de mieux comprendre ce qui se joue pour les femmes ayant accès aux services d’eau, une problématique résonnant fortement avec l’approche de l’intersectionnalité.

En définitive, l’eau agit bien comme un révélateur : celui des inégalités persistantes tout au long de la vie des femmes. C’est ce que montre l’observation des routines quotidiennes de collecte et d’utilisation de l’eau par Eva en particulier, et par les femmes boliviennes en général.


Article publié en partenariat avec Ideas4Development, un blog animé par l’Agence française de développement.

Ce texte est tiré du récit de l’expérience de l’une des femmes rencontrées lors des enquêtes de terrain du projet de recherche « Les inégalités face aux services urbains de l’eau à La Paz-El Alto, Bolivie » mené par le CIDES-UMSA, coordonné par l’AFD et financé par la facilité de recherche sur les inégalités de l’Union européenne.The Conversation

Sarah Botton, Sociologue PhD, chargée de recherche, Agence française de développement (AFD); Patricia Urquieta, Chercheure en urbanisme, Universidad Mayor de San Andrés et Ximena Escobar, Chercheure associée, Universidad Mayor de San Andrés

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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